Chapitre 2c nageur

> PETIT CONTE CONTEMPORAIN DU SÉNÉGAL POUR ENFANTS



#1 Lamine à 5 ans

J’ai 5 ans et je vis au Daara. 

Je ne sais pas depuis quand.

Je ne sais pas qui sont mes parents.

Je ne m'en souviens pas.

Ma seule famille c'est le Daara.

Je ne sais pas lire, écrire et compter. 

J’apprends seulement le coran, par cœur.

Dans un coin, j'ai une petite paillasse.

Pour me nourrir, le marabout m’envoie mendier. 

C'est difficile parce que nous sommes beaucoup et que je suis tout petit.

Parfois on me rejette, alors je suis triste. Mon marabout garde tout ce que je rapporte. 

Je vois que les grands font la même chose. 

Mon marabout est riche: il a 3 Daaras, 3 femmes et il est très gros. 

Il me bat si je ne récite pas bien mes sourates ou si je ne rapporte rien. 

J'ai décidé que je ne pleurerai plus jamais! Voilà.

C'est mon enfance.



# 2 Ousmane à 20 ans

Je suis un Talibé à Dakar, comme tous mes copains, je cherche des petits boulots, près de la gare routière.

Ou bien je mendie, ou je vole…

Ça dépend! Tous les jours ça recommence.

Souvent j’ai faim.

Mais, à vingt ans, je veux profiter de ce que je gagne.

Avec les copains on s’amuse bien, même si cela devient dangereux avec la drogue.

On dort n’importe ou dans la rue. Parfois c'est dur, mais on se soutient.

Il paraît qu'on est plus de 130 000 talibés dans tout le Sénégal.

Les petits travaillent pour les grands en échange de leur protection.

On vit en bandes et on appartient tous à des confréries dirigées par un marabout.

Il y en a beaucoup, des plus ou moins riches, alors parfois, il y a des bagarres.

Mais chacun son territoire ! Comme cela, les confréries peuvent nous protéger.

On aide les politiques que nous choisit le marabout. 

On va dans les cases et on dit pour qui il faut voter.

Parfois on menace. En échange, les politiques et la police nous laissent relativement tranquilles.

On connaît tout le monde et tout le monde nous connaît.

Les marabouts et leurs confréries tiennent tout.

La ville est quadrillée, chaque quartier, chaque bidonville a son marabout, sa confrérie et ses talibés.

Partout, les marabouts qui nous protègent de la police, tiennent les élections.

A tous les niveaux, les politiques les craignent et les respectent.

Alors, rien ne change.

C'est comme ça. Inch Allah  



#3 Ismaël à 15 ans

Au port de Joal, tout petit, j’ai appris à pêcher comme mon père et mon grand-père.

Dans notre pirogue à moteur, nous pêchons à plusieurs, mon père, moi et plein d'autres pêcheurs.

Nous partons très tôt, chaque matin, jeter les filets.

Des filets que nous remmaillons tous les jours très soigneusement, parce qu'un bon filet, cela coûte très cher.

Le soir, quand nous revenons nous vendons notre poisson aux marchands.

Ils viennent les chercher avec plein de charrettes.

Le reste va aux hangars de séchage et de fumage où je travaille aussi.

Mais la vie n'est plus comme avant :

Quand j'étais petit, nous trouvions des dorades, des truites, des thons, des bars, des mérous, 

et tant d’autres beaux poissons.

Parce qu'il paraît que nous avons la mer la plus poissonneuse du monde !

Mais, depuis l’arrivée des bateaux chinois et russes, nous trouvons surtout les sardinelles.

Ou alors il faut que nous allions très loin en mer pour pouvoir pêcher les poissons qu'ils laissent.

Il faut aussi que nous payons plus de diesel, alors  ne gagnons plus assez d'argent.

Je sais bien qu'il y a des zones autorisées. Mais les bateaux russes et chinois s'en moquent.

Les amendes sont trop faibles et les garde-côtes n'empêchent rien...

Alors maintenant, je travaille dans les usines des chinois et des russes.

Les poissons, ils les transforment en farine et cela part ailleurs, je ne sais pas où.

C'est comme leur argent, ils le gardent pour eux!

A Joal, nous travaillons maintenant aux usines, avec les femmes.

Nous continuons de saler et fumer les sardinelles mais, depuis des années,

je vois bien qu'il y en a de moins en moins.

Nous gagnons moins avec notre pêche, car nous devons vendre plus cher notre poisson au marché.

C'est difficile parce que les acheteuses, elles aussi, n'ont plus d'argent.

Alors, nous nous entre-aidons beaucoup.

Si rien ne change, si les bateaux usines épuisent tout, j'ai peur pour notre pêche à nous.

Nous en parlons avec les anciens, mais nous ne savons pas quoi faire.



# 4 Boubacar à 30 ans

Moi, Boubacar, je suis très fier :  je conduis un taxi.

Pourtant, je ne sais ni lire ni écrire, car au Daara je n’ai appris qu'à réciter le Coran.

J'emmène des familles entières en brousse, avec leurs animaux.

Quand la voiture est pleine, j'arrête de prendre des clients.

Je prends pas cher, et tout le monde le sait. Alors, j'ai partout des amis.

Je connais tout le pays, toutes les routes et tous les postes d'essence.

Je fais très attention à mon taxi. Je ne laisserai jamais personne d'autre que moi le conduire ou le réparer.

C'est mon seul moyen de gagner de l'argent pour nourrir ma famille.

J’ai 2 femmes et 9 enfants.

Avec nous, il y a mon grand-père, ma mère, mes frères et sœurs, mes oncles,

les parents de mes femmes, mes enfants…

Tout l'argent que je gagne va à ma famille.

J’ai une grande responsabilité, mais ils m’aident bien et on partage tout.

La famille, c’est sacré.

Il paraît que ce n'est pas pareil dans les grands pays hors de l'Afrique.

Je ne comprends pas, on devrait tous s'entre-aider!

Comme avec notre Teranga, l'hospitalité sénégalaise.

Nous accueillons tout le monde, qu'il vienne d'ici ou de l'étranger, qu'il soit jeune ou vieux,

noir ou blanc, musulman ou chrétien.

C'est pareil au cimetière: nous les enterrons côte à côte quelle que soit leur religion...

et même maintenant les griots qui avant n'avaient pas le droit à une sépulture.

Tous ensemble, nous vivons bien dans ma cour et dans les cases que j'ai construites avec l'aide des voisins...

Nous avons même l'électricité dans la salle commune. Nous rions souvent, et quand il y a des disputes,

on en parle tous et c’est l’ancien qui tranche.

J’espère que mes enfants trouveront du travail.

Mais pour cela, il faudrait qu’ils aillent à l'école pour apprendre à lire et à écrire.

Et je n'ai pas assez d'argent.

Alors, malgré les hurlements de mes femmes, j'ai décidé de mettre les trois aînés au Daara.

Elles auraient voulu que je les envoie à l'école, comme les autres.

Mais, c'est moi qui décide, finalement.

D'ailleurs, j'ai trouvé un bon marabout qui les nourrit et leur apprend le Coran.

Comme cela, je pourrais gagner assez d'argent pour acheter la télévision, satisfaire ma famille et faire d'autres enfants.




#5 Youssou à 25 ans

Au Daara, j’ai rencontré des garçons que j’ai aimés.

Pour cela, je risque 5 ans de prison ici au Sénégal.

Alors, je me cache. Même mes parents n'en savent rien.

Mais, il fallait que je vous dise mon bonheur d’aimer des garçons.

Ce n'est pas ma faute: ils sont si beaux. J’aimerais tant que tout devienne “normal”.

Il paraît que nous sommes très nombreux, mais les gens ne veulent pas qu'on en parle.

Certains pays d'Afrique vont jusqu'à nous condamner à mort, mais, heureusement,

dans notre malheur, le Sénégal se limite à la prison.

Pourtant, j'ai appris qu'en France, en Espagne, et dans plein d'autres pays, je pourrais me marier.

Chez nous, il y a vraiment très très longtemps, cela faisait partie des rites traditionnels africains.

Dans les tribus, tout le mode trouvait cela normal.

Comme chez les grecs, paraît-il.

Mais depuis que les colons ont détruit les religions des anciens, qu'ils ont imposé le christianisme,

et que l'Islam a fini par tout écraser, nous n'avons plus le droit d'aimer librement.

Résultat : le SIDA se répand chez les femmes comme chez les hommes,

dans les familles et pas seulement dans les bars!

Le gouvernement n'y peut rien, même si, de temps en temps, il punit pour faire des exemples.

Comment lutter quand les anciens soutiennent les traditions, que les gens disent que le SIDA c'est seulement une maladie des blancs qui nous pervertissent et que les politiques se taisent ou se servent de leur police pour mettre en prison quelques gars, toujours choisis parmi les plus pauvres ?

Qu'y a t-il de pire: la coutume, l'opinion ou la religion?

Rien ne changera t-il jamais?



#6 Mamadou à 10 ans

Depuis tout petit, j’aime la musique, et je chante très souvent. 

Au Daara, ça ne plaisait pas.  Le marabout m'interdisait de chanter.

Il voulait seulement que je récite par coeur les sourates du Coran.

Alors je me suis enfui. 

Mon grand-père le griot chantait lui aussi des contes,  j’ai suivi sa voie et repris ses chants. 

Ça m'a donné envie d'inventer mes propres chansons.

Pour ça, je n'ai eu qu'à regarder autour de moi, écouter les anciens, aimer les histoires.

Et, la vie! J'apprends la guitare. J'ai un copain qui m'accompagne au sabar.

Nous allons dans les fêtes des villages et nous leur chantons d'abord des chansons anciennes

avant d'en présenter une des nôtres.

Parfois, les gens nous apprennent les leurs, et, ensemble, nous commençons alors une fête incroyable.

Ça peut durer des nuits et des jours entiers.

Comme dans la tradition!

J'adore ça, quand les gens dansent sur mes chansons et notre musique.

Je vois bien qu'ils sont heureux.

Depuis que j’ai découvert Youssou N’Dour, je rêve de faire comme lui. A la radio et  à la télévision. 

J'aimerais bien plus tard faire connaître mes contes et mes chansons dans le monde entier. 

Connaissez vous celui du “Poisson d’Or”? 

 


© JEAN-MICHEL DOSSIER